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›› Taiwan

Le « père de la démocratie taïwanaise » est mort

Au cœur de l’histoire tourmentée de l’Île.

Rares sont les hommes dont la vie fut autant portée par les grands chocs de l’histoire, le ballet des contradictions, la rivalité des allégeances nationales et le traumatisme des idéologies contraires.

Depuis les premiers âges de sa vie d’homme, la carrière professionnelle et la trajectoire politique de Lee Teng-hui furent happées par le destin de l’Île, écartelé entre la Chine post-impériale, la colonisation japonaise et les affres du cataclysme atomique ; l’homme fut tiraillé par la féroce rivalité des autocrates communiste et nationaliste, héritiers de Lénine ;

Sans cesse tourmenté par l’inconfort de la menace politique et militaire venant du Continent, il porta pour finir, apothéose d’une vie de tumultes, de contrastes et de tiraillements, l’intrépide défi démocratique et identitaire de l’Île.

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A sa naissance, en 1923, à Sanzhi à l’extrême nord de l’Île, dans la grande banlieue de Taipei, l’île de Formose, cédée en 1895 par l’Empire Qing à Tokyo alors en pleine ascension vers la puissance impériale, était japonaise depuis 28 ans. Jusqu’à l’âge de 22 ans, le futur président dont le père était un fonctionnaire de police subalterne de l’administration nippone, vécut près d’un quart de siècle sous cette pesante empreinte militariste, qui prit fin à la capitulation.

C’est peu dire qu’il conservera toute sa vie la trace de cette allégeance. Elle se manifesta encore récemment quand, en 2015, à 92 ans, choquant même ses plus proches amis, il se lança dans une série d’apologies du Japon et de négations de ses crimes de guerre, clamant même que les Îles Diaoyu qu’il désignait par leur nom japonais, Senkaku, étaient japonaises.

Le 7 juin 2007, il rendit visite à Tokyo au temple Yasukuni, le sanctuaire privé abritant les cendres de tous les soldats, taïwanais, japonais et coréens ayant combattu pour l’Empire, y compris celles des criminels de guerre comme l’ancien premier ministre, l’Amiral Tojo condamné à mort par le tribunal de Tokyo et exécuté par pendaison, le 23 décembre 1948.

Alors que beaucoup en Asie considèrent le temple comme le symbole funeste du militarisme nippon et qu’en Chine il est devenu la métaphore pernicieuse de la persistante menace japonaise, Lee Teng-hui avait crié « Banzai – 萬歲 – Longue vie » en arrivant au sanctuaire. A l’époque, il répéta que sa visite avait pour but de rendre hommage à son frère Lee Teng-chin, membre de la marine japonaise, tué au combat aux Philippines.

Fortement impressionné par le « Bushido », le code d’honneur chevaleresque des Samouraï, Lee, élève brillant, étudia grâce à une bourse à l’Université de Kyoto et s’engagea dans l’armée impériale.

Mais l’heure des désastres approchait. En mars 1945, alors qu’il se trouvait à Taïwan dans l’armée nippone, aux commandes d’une pièce d’artillerie sol-air, il fut affecté dans une unité chargée des secours aux victimes et du déblaiement de Tokyo détruit au napalm par un raid aérien de près de 400 B-29 américains. Après la défaite, Lee resta au Japon jusqu’en 1946 pour achever ses études à l’Université Impériale de Kyoto dont il est diplômé. Il avait 23 ans.

Son retour dans l’Île coïncida avec la période la plus sombre de l’histoire du KMT dans l’Île, quand le Gouverneur corrompu Chen Yi dont les troupes mettaient l’Île en coupe réglée, ordonna le massacre du 28 février 1947 « 2-28 大屠殺 » des manifestants taïwanais parmi lesquels se trouvait Lee Teng-hui. Insurgés contre les abus, les Taïwanais avaient à l’époque naïvement cru que l’Amérique leur viendrait en aide.

L’hécatombe fut suivie par la sanglante répression indiscriminée, conduite tout au long du mois de mars 1947, selon les ordres de Chang qui, depuis la Chine, en était revenu à sa méthode de suppression pure et simple. Elle fit, au hasard des tirs à la mitrailleuse sans sommation dans les rues de Taipei et de quelques autres centres urbains de l’Ile, entre 20 000 et 30 000 victimes.

La tuerie fut le prélude à une longue dictature sous l’égide d’une loi martiale imposée par le régime policier lourdement inquisiteur mis en place par le fils même du « Generalissimo », Jiang Jing-guo, formé en URSS. Contrairement à ce qu’espéraient les Taïwanais de souche, les États-Unis laissèrent faire.

L’épisode tragique a été occulté par le KMT jusqu’en 1995 et les biographies officielles disent peu de choses des sentiments de Lee Teng-hui à ce moment de sa vie à l’égard de l’événement qu’aucun Taïwanais n’a oublié. A posteriori, il apparaît clairement que le drame eut une incidence sur la conscience politique du jeune taïwanais dont jusqu’alors, la vie n’avait été marquée que par la puissance japonaise effondrée dans le néant de la défaite.

C’est en tous cas à cette époque, alors qu’il étudiait l’agronomie à l’Université Nationale de Taïwan qu’il explora par deux fois sans succès (en 1946 et 1948) la pensée communiste, après avoir été, selon ses propres termes, envahi par la haine du KMT. Cette partie de la vie politique de Lee a été effacée des archives officielles.

Examinant les conséquences psychologiques et politiques du drame du « 2-28 大屠殺 », il est intéressant de tenter un parallèle avec la réaction de Peng Min Min, activiste militant de l’indépendance de l’Île, né la même année.

Lui aussi rejoignit le KMT. Contrairement à Lee qui fit carrière jusqu’au sommet, il dut s’exiler après avoir été persécuté en représailles de son engagement sans équivoque pour une rupture avec le Continent. Lire : « Le Goût de la liberté », Mémoires d’un indépendantiste formosan.

Un demi-siècle plus tard, le destin les opposa, lors de la première élection présidentielle au suffrage universel de 1996, où, 49 ans, après le « 28 février », Peng Min Min obtint 21,3% des voix, contre 54% à Lee Teng Hui.

La volte-face indépendantiste d’un président Taïwanais.

Mais la conscience d’une identité insulaire commune les réunit à nouveau quand, tombant le masque, Lee Teng-hui, se fit de plus en plus l’ardent défenseur de la rupture avec le Continent, allant même – ce fut l’étape ultime de son chemin de Damas - jusqu’à apporter en 2018, son soutien à « l’Alliance de Formose », un parti réclamant ouvertement l’indépendance.

Six ans plus tôt, lors d’une réunion électorale, où déjà il soutenait Tsai Ing-wen qui obtint 45,63% des voix, contre Ma Ying-jeou élu avec 51,60%, il avait déclaré son espoir que Taïwan devienne « Un pays de démocratie, de liberté, des droits, et de dignité, délivré de toute règle politique extérieure et où chacun pourra clamer haut et fort “je suis Taïwanais“ ».

Incidence renvoyant au cœur même des violents ressentiments politiques dans le Détroit, l’Alliance fut créé le 7 avril, jour anniversaire du suicide de Cheng Nan-Jung, qui, accusé « d’insurrection » pour avoir imprimé et distribué une proposition de « Constitution pour la République de Taïwan », s’immola par le feu en 1989, deux années après la levée de la loi martiale. Il avait 41 ans.

Le 19 mai 1989, jour des funérailles de Cheng, Chan I-hua, 32 ans, un autre activiste de l’indépendance et de la démocratie s’immola lui aussi par le feu. En décembre 2016, Tsai Ing-wen élue présidente en janvier 2016, à la suite de Ma Ying-jeou, faisait du 7 avril, « la journée de la liberté d’expression » pour Taiwan.

Depuis que l’Île est contrôlée par une affirmation politique de rupture, initiée en 1999 par Lee Teng-hui qui réclama à Pékin un traitement d’égal à égal, les relations dans le Détroit sont marquées par les constantes pressions de Pékin pour isoler Taïwan sur la scène internationale. Lire : A Taïwan, la pandémie éclaire la brutalité de Pékin et Chine – Taïwan – Etats-Unis, sérieux orages en vue.

Les tensions montent à mesure que, contrairement à la discrétion de leurs prédécesseurs qui ménageaient la susceptibilité ré-unificatrice de Pékin, Tsai et Trump sonnent le rappel d’un parrainage des « nations libres » contre les pressions du Continent qui ignore systématiquement le déterminant démocratique de l’Île.

A mesure que le temps passe et que se durcit la rivalité stratégique sino-américaine, le rapprochement entre Taipei et Washington s’affirme de plus en plus ouvertement contre l’arrière-plan anti-démocratique de Pékin sur lesquelles les récentes effervescences à Hong-Kong viennent de jeter une lumière crue.

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La suite de la vie du très charismatique Lee Teng-hui au sourire éclatant, est marquée par une rapide ascension au sein de l’administration de l’Île, grâce à son professionnalisme appuyé par une solide formation d’ingénieur agricole et académique complétée aux États-Unis à l’Université de l’Iowa en 1953, puis à l’Université Cornell en 1968, où il obtint un doctorat.

En même temps ayant épousé en 1949, Tsen Wen-hui, de trois ans sa cadette, dont il a eu trois enfants, deux filles aujourd’hui âgées de 68 et 66 ans et un garçon décédé d’un cancer en 1982, à l’âge de 32 ans, Lee, qui était un excellent violoniste, golfeur et joueur de Xiangqi (象棋) les échecs chinois, n’a cessé de vivre sa foi presbytérienne en pratiquant la tradition missionnaire par des sermons qu’il donnait partout dans l’Île sur les thèmes apolitiques centrés sur le service des autres et l’humilité.

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C’est en 1971 qu’il finit par entrer au KMT. Après une expérience comme maire de la capitale en 1978 à 55 ans, puis gouverneur de la province de Taipei de 1981 à 1984, il fut recruté au sommet du pouvoir par Jiang Jingguo qui en fit son vice-président contre l’avis de Song Mei-lin, la veuve de Tchang Kai-chek. Lire : Chiang Ching-kuo, le fils du Generalissimo.

Dans un contraste radical avec la sévère loi martiale et le contrôle tous azimuts de la société qu’il avait lui-même instaurés, Jiang Jing-guo fut, à la toute fin de sa vie, le véritable artisan de l’ouverture politique de l’Île.

L’évolution vers la démocratie et le multipartisme ensuite mise en œuvre par Lee Teng-hui à la mort de Jiang en 1987, aboutit en 1996 à son élection au suffrage universel direct. Le processus qui conduisit à cet événement électoral inédit dans le Monde chinois, fut marqué par un sérieux échauffement des relations dans le Détroit.

D’abord alerté par la visite aux États-Unis de Lee Teng-hui à qui la Maison Blanche avait sous la pression du Congrès accordé un visa pour retrouver son université de Cornell, le parti fit tirer deux séries de missiles inertes dans les parages de Taïwan à l’été et à l’automne 1995.

Une troisième démonstration de forces balistique fut déclenchée l’année suivante pour tenter de dissuader les Taïwanais de participer à l’élection de Lee.

Les pressions eurent le résultat inverse. Elles augmentèrent d’au moins 5% la participation des électeurs au scrutin. Alors que Pékin énervé par l’organisation d’une élection libre tirait des missiles dans les parages de l’Île, le Pentagone déploya à proximité de Taïwan et dans le Détroit une impressionnante armada comprenant deux porte-avions (USS Independance et USS Nimitz), un navire amphibie (USS Belleau Wood) et un croiseur lance-missiles (USS Bunker Hill).

Un quart de siècle plus tard, le rapport de forces dans le Détroit sur ce théâtre a changé. Avec l’entrée en service sur le Continent des missiles D-21D équipés d’un système de guidage terminal piloté par satellite, capable de cibler un porte-avions en mouvement, le Pentagone ne pourrait pas, sans prendre de risques, renouveler le déploiement et faire transiter un porte-avions dans le Détroit, comme l’avait fait le Nimitz en mars 1996.

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En 2011, Lee alors déjà âgé de 88 ans eut à subir l’humiliation d’une accusation d’avoir détourné 8 millions de $ de fonds publics durant ses mandats. En 2013 il fut acquitté. Ses avocats dénoncèrent un complot de ses ennemis.

L’homme restera cependant dans l’histoire pour avoir, après l’impulsion de Jiang Jingguo, fait avancer l’Île sur le chemin d’une réelle démocratie fondée sur des élections libres, l’indépendance de la justice et de sérieux contre-pouvoirs.


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