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›› Editorial

Xi Jinping propose à Paris et Berlin un contournement de l’Amérique par l’Afrique

ANNEXE

Les traces scabreuses des routes de la soie.

QC n’est pas un site polémique. Mais nous jugeons nécessaire d’équilibrer le récit officiel des vertus chinoises par une vision plus terre à terre des actions de la Chine en Afrique dont il faut se souvenir que pour la plupart elles sont le fait d’entreprises privées.

En Gambie, sur les traces d’une odeur de poisson pourri, par Ian Urbina.

(Le Monde diplomatique, juin 2021)

Gunjur, une bourgade côtière de quinze mille habitants en Gambie, le plus petit pays du continent africain. Pendant la journée, les plages de sable blanc grouillent d’activité. Les pêcheurs tirent leurs pirogues, puis déchargent leurs prises dans les mains des femmes, qui filent aussitôt en direction des marchés à ciel ouvert. Des enfants jouent au football sous l’œil d’un groupe de touristes qui les photographient avec leurs téléphones portables, affalés dans des chaises de plage.

À la tombée de la nuit, tout s’arrête et le rivage s’embrase de feux de camp. On s’assoit, on discute. Certains prennent des cours de percussion ou de kora ; d’autres improvisent un match de lutte traditionnelle.

Il suffit de marcher cinq minutes vers l’intérieur des terres pour déboucher sur un tout autre décor : la réserve naturelle de Bolong Fenyo, qui vise à protéger 320 hectares de mangroves, de terres humides et de savane, ainsi qu’une lagune peuplée d’oiseaux migratoires, de dauphins à bosse et de ouistitis.

Merveille de biodiversité, ce lieu contribue à la fois à la santé écologique de la région et à sa vie économique, compte tenu des centaines d’ornithologues et de touristes qui le visitent chaque année.

Mais, au matin du 22 mai 2017, une mauvaise surprise attendait les riverains : la lagune de Bolong Fenyo s’était transformée en un marigot rougeâtre où flottaient des milliers de poissons morts. « Plus rien ne vit », rapportait un journaliste local. La plupart des oiseaux qui nidifiaient près de la lagune avaient disparu.

Des riverains prélèvent alors de l’eau polluée et décident d’en apporter un échantillon à Ahmed Manjang, un chercheur en microbiologie né à Gunjur. Les résultats sont alarmants : l’eau de la lagune contient deux fois plus d’arsenic et quarante fois plus de phosphates et de nitrates que le seuil jugé admissible pour la santé humaine.

Pour Manjang, l’origine de ce « désastre absolu » ne fait aucun doute : les déchets illégalement déversés par Golden Lead, une usine chinoise de transformation de poisson implantée en bordure de la réserve. Celle-ci sera condamnée à une amende de 25 000 dollars, que le chercheur jugera « dérisoire et choquante ».

Golden Lead constitue un avant-poste des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI), un plan pharaonique destiné, selon Pékin, à étendre ses relations commerciales et à fournir des aubaines économiques aux pays les plus pauvres de la planète. Dans le cadre de ce dispositif, l’État chinois est devenu le premier investisseur d’Afrique en matière d’infrastructures, finançant la plupart des constructions de routes, de pipelines, de centrales électriques et d’installations portuaires sur le continent.

En 2017, il a effacé 14 millions de dollars (environ 11,5 millions d’euros) de dettes gambiennes et investi 33 millions dans le développement de l’agriculture et de la pêche locales, par le biais notamment de Golden Lead et de deux autres usines de transformation de poisson, disséminées sur quatre-vingts kilomètres de rivage.

On a promis aux habitants de Gunjur que Golden Lead leur fournirait des emplois, un marché aux poissons et une nouvelle route goudronnée de cinq kilomètres au cœur de la ville.

Afin de tirer profit le plus vite possible de l’essor exponentiel du marché mondial des farines de poisson, les trois usines ont été bâties en un tour de main. Exportée vers les États-Unis, l’Europe et l’Asie, cette nouvelle poudre d’or sert de complément protéiné à la resplendissante industrie de l’aquaculture.

L’Afrique de l’Ouest est la région productrice qui a connu la plus forte croissance sur ce créneau. Plus de cinquante usines de transformation opèrent le long des côtes de la Mauritanie, du Sénégal, de la Gambie et de la Guinée-Bissau.

Le volume de poissons cuits et pulvérisés dans ces installations dépasse l’entendement : 7 500 tonnes par an dans une seule usine en Gambie, essentiellement une variété d’alose connue et appréciée dans le pays sous le nom de bonga.

Pour les pêcheurs de la région, dont la plupart lancent leurs filets à la main dans des pirogues propulsées par de petits moteurs rafistolés, cet essor de l’aquaculture a tout chamboulé. Des centaines de bateaux, légaux ou illégaux, parmi lesquels des chalutiers frigorifiques et des senneurs océaniques, sillonnent les eaux au large des côtes gambiennes, décimant les stocks et ruinant l’économie locale.

Le bonga, aliment de base devenu inaccessible.

Sur un étal du marché de Tanji, au nord de Gunjur, à l’été 2019, M. Abdul Sisai a disposé quatre poissons-chats d’allure peu appétissante.

Des essaims de mouches bourdonnent autour de la marchandise ; l’air est vicié par la fumée d’un atelier de salaison, et des mouettes menaçantes se disputent les restes en plongeant du ciel comme des bombes larguées d’un avion. Vingt ans auparavant, raconte M. Sisai, le bonga se pêchait en si grande quantité que, sur certains marchés, on le distribuait gratuitement.
Aujourd’hui, son prix le met hors de portée de la majorité de la population.

L’homme complète ses maigres revenus en vendant des bibelots, le soir, devant l’hôtel à touristes qui se trouve à proximité. « Sibijan deben », dit-il en mandinka, variante gambienne de la langue mandingue, la plus parlée dans cette région.

L’expression désigne l’ombre des grands palmiers et sert de métaphore pour décrire l’une des conséquences des industries extractives d’exportation : le profit coule dans des mains très éloignées de sa source, ou de son tronc. Au cours des dernières années, le prix du bonga n’a cessé de croître exponentiellement.

Pour la population gambienne, dont la moitié vit sous le seuil international de pauvreté, le poisson — c’est-à-dire, initialement, le bonga — couvre environ la moitié des besoins en protéines animales.

Depuis son amende de 2019, Golden Lead s’abstient de relâcher ses effluents toxiques dans la lagune : désormais, elle les évacue directement dans l’océan, au moyen d’une canalisation enfouie sous une plage publique.

Des nageurs se sont plaints d’irritations, la mer s’est couverte d’écume et des milliers d’animaux marins morts sont venus s’échouer sur le rivage.

Anguilles, raies, tortues, dauphins et même baleines : la pollution n’a pas fait de quartier. Pour masquer la puanteur qui émane en permanence de l’usine, les riverains brûlent de l’encens, les touristes portent des masques. L’odeur de poisson pourri s’incruste dans les vêtements et ne les quitte plus, même après plusieurs lavages.

Mme Jojo Huang, directrice de Golden Lead, n’en a cure : selon elle, l’usine obéit aux règles, « ne relâche pas de produits chimiques » et apporte joie et prospérité à la population.

En mars 2018, environ cent cinquante pêcheurs et vendeurs, armés de pelles et de pioches, se sont rassemblés sur la plage pour déterrer la canalisation et la détruire. Deux mois plus tard, avec l’approbation du gouvernement, les employés de Golden Lead installaient un nouveau conduit, à côté duquel ils plantaient un drapeau chinois, comme pour marquer un terrain conquis.

Manjang est exaspéré. « Ça n’a aucun sens ! », s’exclame-t-il en nous faisant visiter sa maison de Gunjur, construite sur un terrain planté de maniocs, d’orangers et d’avocatiers. « Les Chinois exportent nos bongas pour les donner à manger à leurs tilapias, qu’ils réimportent ensuite en Gambie, par bateau, pour nous les vendre plus cher, après les avoir bourrés d’hormones et d’antibiotiques ! »

Absurdité supplémentaire, souligne-t-il, le tilapia est un poisson herbivore qui se nourrit d’algues et qu’il faut donc « entraîner » à absorber des protéines animales.

Au grand mécontentement du ministre du commerce gambien, qui l’a prié de cesser de porter atteinte aux investissements étrangers, Manjang a pris contact avec des défenseurs de l’environnement, des journalistes et des avocats. Pour M. Bamba Banja, haut responsable au ministère de la pêche, l’odeur infernale dégagée par l’usine Golden Lead n’est autre que l’« odeur de l’argent ».

Depuis les années 1960, la demande mondiale en produits de la mer a doublé. Notre appétit pour le poisson est devenu si tyrannique qu’il anéantit la vie marine. Plus de 80% des réserves halieutiques sauvages ont d’ores et déjà été décimées et sont à présent trop faibles pour être exploitables. Heureusement, l’industrie a trouvé une solution vertueuse : l’aquaculture, solution miracle pour assouvir notre voracité tout en épargnant les ressources naturelles.

Secteur le plus vigoureux de l’industrie agroalimentaire, l’aquaculture représente 160 milliards de dollars (130 milliards d’euros) par an et fournit environ la moitié du poisson consommé dans le monde. Bien que les ventes se soient effondrées dans les restaurants et les hôtels depuis l’irruption du Covid-19, la hausse de la consommation à domicile a compensé en partie ce manque à gagner.

Les États-Unis importent 80% de leur poisson, essentiellement de Chine, devenue le premier producteur mondial de poisson d’élevage grâce à de gigantesques piscines et à des enclos en mer de plusieurs kilomètres carrés.

L’aquaculture présente assurément de nombreux avantages. Elle résout le problème des prises dites « accessoires », ces milliers de tonnes de poissons, de tortues et de cétacés piégés dans les filets et rejetés à la mer une fois morts.

Par ailleurs, l’élevage de mollusques bivalves — huîtres, moules, palourdes… — constitue une source de protéines nettement moins coûteuse et moins nuisible que la capture d’espèces sauvages. En Inde et dans d’autres pays d’Asie, les fermes d’aquaculture fournissent de très nombreux emplois.

Et les bénéfices pour l’environnement ne sont pas négligeables : avec de bons protocoles, l’aquaculture nécessite moins d’eau potable et de terres arables que l’élevage d’animaux terrestres.

À quantités égales, le poisson d’élevage génère quatre fois moins d’émissions de carbone que la viande de bœuf et un tiers de moins que la viande de porc.

Une industrie qui détruit les espèces sauvages.

Mais il y a des dommages collatéraux. Des millions de poissons entassés dans un même espace produisent des quantités astronomiques de déchets. Dans les fermes en mer, leurs excréments s’agglomèrent en une pâte visqueuse qui se dépose sur les fonds et élimine toute vie animale et végétale.

Les concentrations d’azote et de phosphore s’envolent dans les eaux proches, causant la prolifération d’algues invasives et la disparition des espèces sauvages (ainsi que la fuite des touristes lorsqu’il y en a). Alimentés pour devenir de plus en plus gros en un temps record, une partie de ces poissons s’échappent de leur enclos et menacent ensuite la survie des espèces indigènes.

Pour le consommateur, peu importe : si l’on veut nourrir une population mondiale qui ne cesse de croître avec des protéines animales, on n’a d’autre choix que de s’en remettre à l’élevage. Les principales associations de défense de l’environnement se sont ralliées à la cause.

Dans un rapport de 2019, l’organisation non gouvernementale américaine The Nature Conservancy appelait de ses vœux une augmentation des investissements dans l’aquaculture, afin qu’en 2050 celle-ci soit devenue notre première source d’approvisionnement en produits de la mer.

Cette industrie présente néanmoins un autre inconvénient majeur, parfois oublié par ses partisans : la nourriture des poissons d’élevage, qui représente environ 70% des dépenses d’une ferme. Or, aussi aberrant que cela puisse paraître, le seul aliment jugé économiquement viable par les industriels est la farine de poisson.

Il en résulte cette perversion que l’aquaculture consomme plus de poissons en les réduisant en poudre qu’elle n’en distribue dans les magasins, et que chaque filet de bar ou de saumon « vertueux » glissé dans les assiettes se paie dans les océans par la prise de plusieurs poissons sauvages.

Avant d’atterrir en tranches chez le poissonnier, un thon d’élevage a pris le temps d’absorber plus de quinze fois son propre poids en animaux marins. Environ un quart des poissons pêchés dans le monde finissent réduits en farine dans une usine similaire à celle qui menace l’existence de Manjang et des pêcheurs de Gunjur.

D’autres solutions ont pourtant été identifiées par les chercheurs, des déchets humains aux algues en passant par les restes de manioc ou les larves de mouche. Mais aucune de ces ressources n’a été jugée digne d’une exploitation industrielle, de sorte que la farine de poisson demeure, et de loin, la plus compétitive.

Nous voici donc devant ce paradoxe : l’industrie de l’aquaculture, qui prétend protéger les océans contre les ravages de la surpêche, aggrave leur pillage en détruisant allègrement les stocks d’espèces sauvages.

Lesquelles, bien que boudées par le consommateur de Pittsburgh, de Shanghaï ou de Paris, n’en sont pas moins indispensables à la vie d’autres populations. Moyennant quoi, le poisson dont dépend la subsistance de nombreux Gambiens est en train de disparaître.

En septembre 2019, le ministre de la pêche James Gomez assurait devant les parlementaires gambiens que la pêcherie était « florissante ». Son versant industriel et ses usines de transformation font d’elle le premier employeur du pays, que ce soit chez les dockers, les ouvriers, les chauffeurs de camion ou dans l’administration.

« Les bateaux ne pêchent qu’un volume soutenable », affirmait M. Gomez, ajoutant que les eaux gambiennes étaient si poissonneuses qu’elles pouvaient supporter deux usines de transformation supplémentaires.

Face à la raréfaction des ressources halieutiques, certains pays de la région ont tenté de rattraper une partie de leur immense retard en termes de surveillance maritime, par des contrôles dans les ports, par l’utilisation d’images satellites pour repérer les activités suspectes et par un recours moins timide aux amendes.

Mais il manque à la Gambie, comme à nombre d’autres pays, à la fois la volonté politique, les capacités techniques et les moyens financiers pour exercer une quelconque autorité en mer.

Dépourvue du moindre navire garde-côte, la Gambie ne reste pas pour autant les bras croisés. En 2019, nous avons pu rejoindre une patrouille secrète mise en place par son Agence des pêches avec l’appui de Sea Shepherd, une organisation de défense de la biodiversité marine qui, aussi discrètement que possible, avait fait venir dans la zone l’un des fleurons de sa flotte, un vaisseau de cinquante-six mètres paré pour l’aventure, le Sam Simon.

En Gambie, les eaux côtières sont en principe réservées aux pêcheurs locaux sur une bande de neuf milles marins (seize kilomètres), mais pas un jour ne passe sans que l’on assiste depuis la plage à la rotation des bateaux braconnant au grand jour.

La mission de Sea Shepherd consistait à identifier et à arraisonner les bateaux voyous, ainsi que tout vaisseau soupçonné de pêche aux ailerons (capture de requins pour leur couper les ailerons et la nageoire caudale), de prises abusives de poissons juvéniles ou d’autres méfaits.

Des interventions similaires ont déjà été menées par le Sam Simon au Gabon, au Liberia, en Tanzanie, au Bénin et en Namibie, en collaboration avec le gouvernement de chacun de ces pays. Cette coopération a suscité de nombreuses critiques, certains lui reprochant sa finalité médiatique ou publicitaire. Il n’en demeure pas moins qu’elle a abouti à l’immobilisation d’une cinquantaine de navires.

À l’assaut d’un chalutier chinois avec Sea Shepherd.

En Gambie, seuls une poignée de hauts responsables avaient été mis dans la confidence. Une dizaine de marins et d’officiers gambiens lourdement armés sont discrètement venus nous rejoindre à bord du Sam Simon.

Nous disposions par ailleurs du renfort de deux mercenaires d’allure revêche fournis par une société de sécurité israélienne et chargés d’entraîner les militaires locaux aux techniques d’abordage.

Sur le pont baigné par la lune, l’un des soldats vint me montrer sur son téléphone portable une vidéo du rappeur gambien ST Brikama Boyo intitulée Fuwareyaa (« pauvreté »), dont il me traduisit les paroles : « Les gens comme nous, on n’a pas de viande à manger, et depuis que les Chinois nous ont pris la mer à Gunjur on n’a plus de poisson non plus. »

Trois heures plus tard, les navires étrangers s’étaient déjà évanouis, en une échappée coordonnée hors des eaux territoriales. Manifestement, le secret n’avait pas été gardé bien longtemps.

Le capitaine du Sam Simon décida alors de changer de tactique. Au lieu de traquer d’abord les bateaux plus petits et sans licence qui avaient enfreint la règle des neuf milles, il fit le choix avisé de concentrer son attention sur les cinquante-cinq gros chalutiers qui croisaient en toute légalité à l’extérieur de cette limite.

Le premier navire que nous abordons est le Lu Lao Yuan Yu 010, un chalutier d’une quarantaine de mètres affrété par la Qingdao Tangfeng Ocean Fishery, la compagnie qui ravitaille les trois usines gambiennes de farine de poisson.

Huit officiers grimpent à son bord, AK-47 en bandoulière. Ils sont accueillis par sept officiers chinois et par un équipage de quatre Gambiens et trente-cinq Sénégalais. Les officiers gambiens se mettent à « cuisiner » le capitaine du navire, M. Shenzhong Qui, dont le tee-shirt est souillé de tripes de poissons.

Sur le pont en dessous, dix membres d’équipage africains équipés de gants en caoutchouc jaunes se tiennent serrés épaule contre épaule de part et d’autre d’un tapis roulant couvert de poissons, dont ils s’affairent à retirer les bongas, les maquereaux et les corégones pour les jeter dans des bassines.

Les congélateurs entreposés en rangées jusqu’au plafond sont à peine froids. Des cafards grouillent sur les parois, de même que sur le sol, maculé des débris de poissons écrasés sous les pieds des ouvriers.

L’un d’eux accepte de me parler. Le tapis roulant fait un tel vacarme que personne ne risque de nous entendre, mais il préfère baisser la voix pour m’expliquer que son bateau était en train de pêcher dans la bande des neuf milles lorsque le capitaine a reçu un message radio l’avertissant qu’une opération de police était en cours.

Comme nous lui demandons pourquoi il accepte de « balancer » son employeur, il nous fait signe de le suivre. Il nous emmène deux niveaux plus haut, dans la cabine de pilotage, et pousse la trappe du toit. Une sorte de nid est aménagé là, jonché de journaux et d’habits. Plusieurs membres d’équipage y ont dormi au cours des semaines passées, le capitaine ayant décidé d’embaucher plus de main-d’œuvre que le bateau ne peut en contenir. « Ils nous traitent comme des chiens. »

De retour sur le pont des officiers, nous assistons à une dispute. Un lieutenant de la marine gambienne, M. Modou Jallow, vient de découvrir que le carnet de bord est vide. Or tout capitaine a le devoir de tenir ce carnet à jour et d’y consigner des informations telles que les mouvements du bateau, le temps de travail du personnel, son équipement, le volume des prises, les espèces pêchées, etc.

Le lieutenant crie en chinois au visage du capitaine Qui pour lui signifier qu’il est en état d’arrestation, à quoi ce dernier réplique, bouillant de rage : « Mais personne ne fait ça ! »

Il n’a pas tort. Les violations des procédures sont courantes, et plus encore dans les eaux ouest-africaines, où elles trouvent un alibi commode dans la difficulté de certains États à établir et à communiquer des règles claires. Les capitaines des bateaux de pêche tendent à considérer les carnets de bord comme des outils de bureaucrates assoiffés de pots-de-vin ou comme des embûches statistiques élaborées par les partisans de la fermeture des zones de pêche.

Cette négligence a pour effet d’empêcher toute évaluation du rythme auquel les bancs de poissons s’amenuisent dans les eaux gambiennes. Pour y voir clair, les scientifiques s’appuient sur des études biologiques et des modélisations, mais à partir des données fournies par les pêcheurs eux-mêmes. Sans carnets de bord, impossible de déterminer le tonnage des prises et leur impact sur les stocks.

Le lieutenant Jallow intime l’ordre au capitaine Qui de ramener son bateau au port de Banjul, ce qui a pour effet d’attiser la dispute. M. Qui explique qu’il a besoin de quelques heures pour réparer un tuyau. Mais M. Jallow le soupçonne de vouloir mettre ce délai à profit pour alerter ses employeurs en Chine et leur donner l’occasion d’intervenir auprès du gouvernement gambien.

Hors de lui, il gifle le capitaine. « Vous avez une heure pour réparer la fuite, hurle-t-il, et pendant ce temps je vous regarde ! » Vingt minutes plus tard, le Lu Lao Yuan Yu 010 fait route vers le port de Banjul.

Au cours des semaines suivantes, le Sam Simon inspecte quatorze navires de pêche industrielle, chinois pour la plupart, dont treize seront immobilisés.

Détenus au port pour plusieurs semaines, ils recevront une amende de 5 000 à 50 000 dollars — pour non-tenue du carnet de bord, mais aussi, dans certains cas, pour conditions de travail indignes ou pour infraction à la loi gambienne qui oblige les navires de pêche étrangers opérant dans les eaux du pays à embaucher 20% de marins locaux.

Sur l’un de ces bateaux, à cause du manque de bottes réglementaires, un employé sénégalais chaussé de tongs s’est blessé en marchant sur les barbillons d’un poisson-chat. Son pied infecté a pris la couleur d’une aubergine. Sur un autre navire, huit travailleurs devaient se partager une minuscule cabine conçue pour deux et située juste au-dessus de la salle des machines, si bien qu’ils y suffoquaient de chaleur. Chaque fois qu’une vague déferlait sur le pont, l’eau inondait cet abri de fortune et menaçait de provoquer l’électrocution de ses occupants.

De retour à Banjul, nous rencontrons le journaliste Mustapha Manneh. Après l’arrestation de son frère et de son père par le régime de M. Yahya Jammeh, un autocrate brutal renversé en 2017 par un soulèvement populaire, il a vécu en exil à Chypre avant de rentrer récemment dans son pays.

Il propose de nous emmener à l’usine Golden Lead. Haussant la voix pour couvrir le vacarme causé par l’absence de pot d’échappement, il nous prépare à la visite : « Pas de caméra. Et pas de critique sur la farine de poisson ! ».

Une semaine plus tôt, une partie des pêcheurs qui avaient saboté le tuyau d’évacuation de l’usine ont apparemment fait volte-face, accueillant à coups de pierres et de poissons pourris un groupe de chercheurs européens venus photographier l’usine. Bien qu’excédés par le pillage et les pollutions, certains se méfient d’une possible ingérence des médias étrangers dans les problèmes de la Gambie.

« Golden Lead a détruit ma vie. »

Nous faisons halte devant l’entrée de l’usine, où une odeur évoquant la charogne et l’écorce d’orange brûlée nous prend à la gorge. Golden Lead se compose de plusieurs hangars en béton grands comme des stades de football qui abritent les farines séchées et les produits chimiques.

Le processus est si largement mécanisé qu’une grande usine requiert rarement plus d’une dizaine de techniciens pour fonctionner. Un document vidéo enregistré clandestinement par un ouvrier révèle des installations sombres, poussiéreuses et étouffantes. Des hommes luisants de sueur enfournent des tas de bongas dans un grand entonnoir.

Un tapis roulant emporte le poisson dans une cuve, où il est broyé par une hélice avant d’atterrir sous forme de pâte visqueuse dans un four cylindrique qui en exfiltre les matières grasses. La substance ainsi obtenue est ensuite moulue en poudre fine et déversée sur le sol au milieu du hangar, où elle forme une montagne haute de trois mètres.

Une fois la poudre refroidie, les ouvriers la transvasent à la pelle dans des sacs en plastique d’une cinquantaine de kilogrammes. Un conteneur de cargo peut contenir jusqu’à quatre cents sacs. Les ouvriers, ici, remplissent vingt à trente conteneurs par jour.

Près de l’entrée, une dizaine de porteurs se hâtent de livrer leurs paniers remplis de bongas, avant de repartir vers la plage pour refaire le plein.

À quelques centaines de mètres, le propriétaire du Treehouse Lodge, un hôtel-restaurant désaffecté du front de mer, contemple les vagues qui balaient la plage. « Pendant deux ans, j’ai bien travaillé, soupire M. Dawda Jack Jabang. Puis, du jour au lendemain, Golden Lead a détruit ma vie. »

Les réservations ont chuté. À certains moments, la puanteur devient si féroce que les rares clients quittent la table avant d’avoir fini leur repas. Selon M. Jabang, les retombées du site sur l’économie locale s’avèrent plus nuisibles que positives. Courir de la plage à l’usine avec un panier de poissons sur la tête, dit-il, « ce n’est pas le genre d’emplois que nous voulons. Ils nous prennent pour des mules ».

La pandémie de Covid-19 a encore exacerbé la précarité du marché du travail, de même que sa corruption. En mai 2020, de nombreux Gambiens recrutés sur les navires de pêche sont rentrés au pays pour célébrer la fête de l’Aïd avant la fermeture des frontières.

Face aux difficultés des travailleurs à se déplacer et aux mesures de confinement édictées par le gouvernement, Golden Lead et d’autres usines ont dû se mettre en chômage technique. Officiellement, du moins.

Des images confidentielles recueillies par Manneh montrent M. Banja, du ministère de la pêche — l’homme qui sentait l’odeur de l’argent dans celle du poisson pourri —, négociant des dessous-de-table en échange d’une autorisation à maintenir l’activité durant la période de confinement.

En octobre dernier, M. Banja a quitté ses fonctions après que la police a découvert qu’il avait reçu des dizaines de milliers de dollars d’industriels chinois, en partie de Golden Lead.

Sur la route crevassée qui mène à l’aéroport, notre valise délestée de nos vêtements puants, le chauffeur de taxi embrasse d’un geste accablé le champ de nids-de-poule qu’il est en train de traverser au pas : « Ça, dit-il, c’est la route que l’usine avait promis de nous refaire. »

Avant de nous envoler, nous passons un dernier coup de téléphone à Manneh. Sur le seuil de sa maison, il est en train d’observer la route qui relie l’usine JXYG, autre site de production de farine de poisson, au plus grand port du pays, à Banjul.

En quelques minutes, il a vu défiler dans un épais nuage de poussière dix énormes semi-remorques, chacun transportant un conteneur long de douze mètres rempli à ras bord de farine de poisson. De Banjul, ces conteneurs prendront la mer en direction de l’Asie, de l’Europe et des États-Unis. « Cela empire chaque jour », conclut-il.


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