›› Editorial

Le 15 août, réagissant depuis Moscou à l’escale à New-York de William Lai où s’adressant, à des Taiwanais expatriés, il a déclaré que l’île ne cèderait pas à la force, le ministre de la défense Li Shangfu a prévenu que les Taiwanais « jouaient avec le feu. » Quatre jours plus tard, l’APL lançait une série de manœuvres aéronavales dont l’objectif était de s’entraîner à prendre le contrôle maritime et aérien du Détroit, « dans un environnement de combat réel. »
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Le 15 août, s’exprimant à la 11e conférence sur la sécurité internationale couplée avec un spectaculaire salon de l’armement organisé dans la banlieue de Moscou, le ministre de la défense Li Shangfu a mis en garde Washington contre les risques de « jouer avec le feu 玩火 » dans le Détroit et prévenait que la manipulation de la carte taïwanaise pour freiner la montée en puissance de la Chine serait vouée à l’échec.
Il réagissait à la récente étape à New-York, le 13 août, du Vice-Président taïwanais William Lai, en route vers le Paraguay – l’un des douze États souverains qui acceptent encore des relations avec Taipei en dépit des pressions chinoises - où il a assisté le 15 août aux cérémonies d’investiture du président Santiago Pena.
Le 19 août, un jour après le retour de William Lai à Taiwan, alors même que Washington et ses alliés sud-coréens et japonais mettaient un point final à une réunion trilatérale à Camp David où la question de la menace chinoise a tenu le haut du pavé, l’APL joignant le geste à la parole, lançait une série d’exercices aéronavals autour de l’Île. Leur objectif, dans la droite ligne des menaces de Li Shangfu, avait le mérite de la clarté (1) (les notes sont en page 3).
Selon le porte-parole du Théâtre opérationnel de l’Est, les exercices visaient à tester, dans des conditions du combat réel, la coordination air-mer en vue de prendre le contrôle d’une zone maritime et de son espace aérien, dont chacun comprend qu’il s’agit du détroit de Taïwan, dont la largeur comprise entre 65 et 130 nautiques, constitue l’un des principaux défis d’une tentative d’invasion de l’Île.
Pour autant les signaux envoyés par l’appareil sont ambigus.
A la vérité, depuis la visite à Pékin, le 20 juillet dernier du vieux Henri Kissinger, les relations sino-américaines semblent, avec des hauts et des bas, engagées sur la voie, non pas d’une authentique détente, mais au moins d’un « accommodement raisonnable », les deux ayant chacun de leur côté répété avoir pris conscience qu’un conflit direct portait le risque d’une escalade dangereuse aux conséquences planétaires incalculables.
A Pékin, on parle même d’un possible voyage à Washington du MAE Wang Yi pour préparer une rencontre entre Joe Biden et Xi Jinping, lors du sommet de l’APEC à San Francisco du 15 au 17 novembre prochains. La même ouverture concrète en vue du sommet de l’APEC avait aussi été suggérée le 18 juillet par John Kerry, lors de son voyage en Chine.
Cependant, rien ne dit que l’entremise de l’envoyé climat de Washington pourrait avoir une quelconque efficacité. L’ambiance actuelle de fortes tensions où tout compromis parait impossible est en effet marquée par la brutale décision du 10 août de la Maison Blanche d’interdire les investissements américains en Chine dans les secteurs de la microélectronique, des microprocesseurs et de l’Intelligence artificielle.
Sans compter qu’au cours de sa « mission climat » en Chine du 17 au 19 juillet durant laquelle il n’a pas rencontré Xi Jinping, John Kerry a échoué à convaincre ses interlocuteurs d’interdire de nouvelles centrales au charbon et de rapprocher ses échéances climatiques qui sont toujours celles d’un pic carbone vers 2030 et de fin des émissions en 2060.
Pire encore, alors que la Chine est, avec cinq ans d’avance sur ses prévisions, en train de doubler sa capacité verte en 2025 à 1200 Gigawatts (équivalent à près de 20 fois la capacité totale d’EDF), le Ministre des Affaires étrangères Wang Yi, fort de ces réalisations qui, selon lui, dédouanent la Chine de son extrême dépendance au charbon, a expliqué à John Kerry qu’aucun accord sur le climat ne sera possible tant que Washington ne modifiera pas sa politique taïwanaise qui, du point de vue de Pékin, encourage l’indépendance de l’Île (2).
Note : Le calcul de la croissance spectaculaire des énergies vertes chinoises est effectué à partir de la référence de 2011 – attesté par l’Agence Internationale de l’Énergie – Source Usine Nouvelle.
En attendant, la réalité est qu’à Moscou, où les nombreux clients de l’industrie d’armement russe se mêlaient aux alliés de Vladimir Poutine, les subtils changements de ton suggérant la volonté partagée d’un « accommodement raisonnable » entre Pékin et Washington, ont encore été dominés par l’affichage répété de la prévalence sino-russe s’opposant radicalement à l’Occident.
En même temps, il est impossible d’ignorer que sous cette apparente cohésion de surface, la relation sino-russe reste marquée par la méfiance et d’importants désaccords sous-jacents.
La proximité sino-russe et ses ambiguïtés.

Alors que depuis 2013, la stratégie de Xi Jinping s’est clairement affirmée contre l’Occident, nombre d’indices indiquent que Pékin sous pression d’une situation intérieure fragilisée par la récession économique, se démarque progressivement des diatribes agressives de V. Poutine et de Serguei Lavrov, dirigées contre les pays occidentaux que Pékin a recommencé à courtiser.
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La connivence anti-occidentale se lisait clairement dans les discours de Li Shangfu et des responsables russes, Vladimir Poutine, Serguei Lavrov et Serguei Shoïgu.
Alors qu’une salve d’une trentaine de missiles de croisière russes venait de s’abattre sur l’Ukraine, dans un discours préenregistré diffusé par vidéo, Vladimir Poutine qui s’est dit un « ferme partisan du droit international », a accusé l’OTAN et les États-Unis, non seulement d’alimenter les feux de la guerre en Ukraine, mais également de tenter d’élargir la zone d’action de l’Alliance atlantique vers l’Asie Pacifique et de dilater à l’espace extra-atmosphérique la prévalence stratégique de Washington.
Au passage, en contradiction directe avec ses appels au contrôle des armements et tournant clairement le dos aux efforts antérieurs de Moscou pour freiner le programme nucléaire nord-coréen, il a adressé un message de félicitations à Kim Jong Un à l’occasion de l’anniversaire de la « Libération » qui célèbre, en Corée du Nord comme en Corée du Sud, la fin du règne colonial japonais en 1945.
Il en a profité pour vanter le renforcement de la coopération militaire avec Pyongyang, ce qui, selon le département d’État, serait « une violation des résolutions des NU. »
Mais la diatribe anti-occidentale la plus violente, inversant l’ordre des réalités chronologiques et les responsabilités de la guerre en Ukraine, a été prononcée par le MAE russe, Serguei Lavrov. « L’Occident collectif, prétendument pour sauver le régime néonazi de Kiev, a lancé une agression hybride contre la Russie, menée dans les domaines militaire, politique, juridique, économique et humanitaire. » (…)
« Pour dissimuler politiquement et idéologiquement leur ligne raciste néocolonialiste et renforcer leur hégémonie, les capitales occidentales tentent obstinément de remplacer le droit international, qu’elles ne cessent de violer par leur propre conception de l’État de droit. »
Sous l’affichage de connivence stratégique sino-russe orchestré par Moscou, la réalité est cependant que, sur le fond, Pékin n’est pas tout à fait sur une ligne anti-occidentale aussi vertement agressive que celle exprimée par Lavrov.
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Le fait est que, bien qu’ayant été, avec l’Inde, partie des 35 abstentionnistes n’ayant pas voté la condamnation de l’agression russe à l’instar de 141 membres des NU, la Chine ne reconnait ni les récentes annexions par Moscou des Oblast ukrainiens du Donetsk, de Kherson, de Louhansk et de Zaporijia, ni celle de la Crimée en 2014.
Sur le sujet de la proximité sino russe, des voix officielles ou de chercheurs chinois ont récemment exprimé leur scepticisme quant à la solidité du partenariat Moscou - Pékin.
La première est celle du géo-politologue chinois Wang Jisi, président de l’Institut des Études Internationales de l’Université de Pékin. « Un alignement et une amitié ne sont durables que lorsque les deux parties, non seulement montrent leur solidarité, mais peuvent se permettre de discuter de leurs désaccords franchement et ouvertement. » (…) « L’alliance sino-soviétique des années 1950 était qualifiée “d’indestructible“. Mais lorsque les différends se sont révélés, l’amitié s’est rapidement transformée en hostilité. ».
Les défiances se sont aggravées après le « coup de sang » de Prigozhine commencé dans la nuit du 23 au 24 juin.
Dès le lendemain, Jin Canrong, professeur de relations internationales à l’Université Renmin de Pékin et conseiller du gouvernement, connu pour son anti-américanisme farouche, s’inquiétait du désordre russe : « Il est très dangereux pour un pays de soutenir et de conserver un si grand groupe militaire non étatique, créant un abcès pouvant éclater à tout moment. »
Au même moment, Hu Xijin, l’ancien éditorialiste du très nationaliste Global Times exprimait, contre le discours officiel, dans un « tweet » – supprimé par censure après la machine-arrière de Prigozhine -, un pessimisme sans nuance sur l’avenir même de la Russie, précisant même que la connivence stratégique sino-russe serait désormais marquée par la défiance « La rébellion armée a fait basculer la situation politique russe » (…) « Quel que soit son résultat, la Russie ne sera plus jamais le pays qu’elle était avant la rébellion ».
Une voix officielle avait même exprimé un point de vue plus proche de celui de Kiev que de Moscou. Répondant à une interview accordée à Al Jazeera publiée le 27 juin, Fu Cong, le nouvel ambassadeur de la Chine à l’UE, au journaliste qui lui demandait si la Chine soutiendrait les projets de Kiev de récupérer les territoires occupés par la Russie, avait affirmé sans ambages « Je ne vois pas pourquoi elle ne le ferait pas ».
Il avait même justifié sa réponse par un rappel des principes et par l’histoire récente. « Nous respectons l’intégrité territoriale de tous les pays. Ainsi, lorsque la Chine a établi des relations avec l’ex-Union soviétique, c’est ce que nous avions convenu. »
Au sujet des avis divergents sur la solidité de l’alliance sino-russe, à propos de laquelle force est de constater que parmi les plus sceptiques, il n’est pas rare de trouver les intellectuels chinois eux-mêmes, lire le § « Alliance Chine-Russie quelle résilience ? » de notre article : Les BRICS, la puissante démographie des émergents, le défi anti-américain de la Chine et le déclin de l’Occident.
Enfin ceux qui, en Occident, spéculent sur l’inébranlable stabilité de l’amitié sino-russe, manquent l’ancestrale réalité que, depuis la nuit des temps, c’est la politique intérieure qui commande la stratégie internationale de la Chine.